38
Génépi : La tempête
La Dame ne m’avait pas oublié. Loin de là. Peu après minuit, Elmo, l’air sombre, est venu m’attirer dehors sans cérémonie. « Murmure est là. Pour toi, Toubib.
— Hein ? » Je n’avais rien fait pour aviver sa colère. Pas depuis des semaines.
« On veut te voir à Duretile. Elle veut te voir. Murmure est là pour t’y emmener. »
Vous avez déjà vu un grand gaillard pris de vapeurs ? Moi pas souvent. Pourtant il s’en est fallu de peu que je défaille. J’ai bien manqué succomber à une attaque aussi. Ma pression artérielle a dû monter en flèche. Pendant deux minutes, pris de vertige, j’ai eu la tête vide. Mon cœur tambourinait. Mon estomac m’élançait de trouille. Je savais qu’elle voulait me faire subir une séance avec l’Œil, capable d’explorer le cerveau d’un homme dans ses moindres replis et d’y percer tous ses secrets. Et pourtant je ne pouvais rien pour lui échapper. Il était trop tard pour fuir. Si seulement j’avais pu embarquer avec Prêteur sur le navire pour Vydromel !
Comme un condamné en route pour la potence, j’ai marché jusqu’à Murmure et son tapis ; je me suis installé derrière elle, accablé. Nous avons pris de l’altitude et filé dans la nuit fraîche vers Duretile.
Alors que nous survolions le port, Murmure m’a glissé par-dessus son épaule : « Vous avez dû faire une sacrée impression à l’époque, docteur. Vous êtes la première personne qu’elle a convoquée à son arrivée. »
J’ai trouvé assez de présence d’esprit pour demander : « Et pourquoi ?
— Je suppose qu’elle cherche quelqu’un pour rédiger son histoire. Comme pour la bataille de Charme. »
J’ai relevé le nez sous le coup de la surprise. Comment avait-elle su cela ? Je m’étais toujours figuré que les Asservis et la Dame ne se faisaient pas de confidences.
Elle venait de dire vrai. Pendant la bataille de Charme, la Dame m’avait traîné partout avec elle afin que les événements de la journée soient consignés tels qu’ils s’étaient produits. Elle ne m’avait demandé aucune interprétation particulière. En vérité, elle avait même insisté pour que je note strictement ce que je voyais. À peine avait-elle glissé un soupçon d’allusion au fait qu’elle serait peut-être renversée un beau jour, et qu’alors elle craignait d’être mise à mal par les historiens. Elle voulait établir des archives sans parti pris. Je n’y avais pas repensé depuis des années. C’était à ma connaissance une de ses lubies les plus singulières. Elle se moquait de l’opinion des gens à son égard, mais elle craignait que les annales puissent être déformées pour servir les fins de quelqu’un.
J’en ai conçu une infime lueur d’espoir. Peut-être voulait-elle effectivement que j’écrive ces archives. Peut-être allais-je en réchapper, après tout. Si je réussissais à me soustraire à l’Œil.
Le capitaine est venu à notre rencontre sitôt notre atterrissage sur le chemin de ronde au nord de Duretile. Un coup d’œil aux tapis déjà posés m’a appris que les Asservis étaient tous là. Même Trajet, que je pensais resté aux Tumulus. Mais Trajet avait une terrible vengeance à assouvir. Plume avait été sa femme.
Un second coup d’œil, pour le capitaine cette fois, m’a appris qu’il compatissait silencieusement à ma situation, qu’il aurait voulu dire quelque chose mais ne le pouvait pas. Je lui ai adressé un petit haussement d’épaules, espérant qu’on en aurait l’occasion plus tard. Ça n’a pas été le cas. Du chemin de ronde, Murmure m’a emmené directement voir la Dame.
Elle n’avait pas changé d’un iota depuis notre dernière rencontre. Nous autres avions tous vieilli terriblement ; elle demeurait comme figée à jamais dans la splendeur de ses vingt ans, radieuse, magnifique, avec ses somptueux cheveux noirs et son regard fascinant à en mourir. Elle rayonnait toujours d’une telle beauté qu’il était impossible de la décrire physiquement. Un portrait précis ne servirait à rien, d’ailleurs, car celle que je voyais n’était pas la véritable Dame. La femme que j’avais sous les yeux n’avait pas existé sous cette apparence pendant quatre cents ans, à supposer qu’elle avait jamais existé.
Elle s’est levée pour m’accueillir, main tendue. Je ne pouvais détacher mon regard d’elle. Elle m’a répondu par le sourire un brin moqueur dont je me souvenais si bien, évoquant la complicité d’un secret partagé. J’ai effleuré sa main et l’ai trouvée chaude, à ma grande surprise. Loin d’elle, quand elle devenait dans mon esprit un fléau abstrait, comme un tremblement de terre, je ne pouvais l’imaginer que froide, morte et meurtrière. Je l’assimilais plus à une morte-vivante sanguinaire qu’à une personne de chair et de sang, vulnérable peut-être.
Elle a souri de nouveau et m’a invité à m’asseoir. Je me suis exécuté avec une sensation de ne pas être à ma place qui confinait au grotesque, parmi cette assemblée qui comptait ni plus ni moins que les personnalités les pires du monde. Même le Dominateur était présent par l’esprit dans la salle où planait son ombre froide.
De toute évidence, je n’avais pas été convié pour participer au débat. Le capitaine et le lieutenant ont pris la parole pour la Compagnie. Le duc et le Veilleur Hardagon, également là, demeuraient aussi muets que moi. Les Asservis menaient la discussion, interrogeaient le capitaine et le lieutenant. La seule fois où l’on m’a adressé la parole, la question émanait du capitaine, qui voulait savoir comment je gérerais un éventuel afflux de blessés au combat.
Je n’ai retenu qu’une chose de cette réunion. L’assaut était prévu au petit jour le surlendemain. Il se poursuivrait jusqu’à ce que le château noir soit emporté ou que nous ne soyons plus en mesure de l’attaquer.
« Cette forteresse est comme un trou dans la coque du vaisseau de l’Empire, a déclaré la Dame. Soit nous parvenons à le reboucher, soit nous coulons tous. » Elle a coupé court aux récriminations du duc et d’Hardagon, qui regrettaient amèrement d’avoir requis son aide. Le duc était maintenant réduit à l’impuissance dans son propre domaine, et Hardagon ne détenait guère plus de pouvoir. Les Veilleurs se doutaient qu’ils seraient évincés sitôt la menace du château disparue. Bien peu de membres de la Compagnie et aucun des Asservis ne s’étaient donné la peine de masquer leur mépris pour l’étrange religion de Génépi. Pour avoir côtoyé ses habitants pas mal de temps, je dirais qu’ils ne la prenaient au sérieux qu’en réponse aux attentes des inquisiteurs, Veilleurs et autres fanatiques.
J’espérais néanmoins que la Dame prendrait son temps pour tout bouleverser. Au point d’attendre, même, que la Compagnie soit envoyée en mission ailleurs avant de s’y atteler. Jouer avec la religion des gens, c’est jouer avec le feu. Même auprès de ceux qui n’ont pas l’air convertis. La religion, ça s’inculque tôt et on ne s’en débarrasse jamais vraiment. Et ça reste un point sensible, capable de provoquer des réactions dépassant l’entendement.
L’aube du surlendemain allait se lever. Guerre totale. Efforts tous azimuts pour anéantir le château noir. Mise en œuvre dans ce but de tous les moyens de la Dame, des Asservis et de la Compagnie, quel que soit le temps nécessaire pour l’atteindre.
L’aube du surlendemain allait se lever. Mais rien ne s’est déroulé comme prévu. Personne n’avait spécifié au Dominateur qu’il était censé nous attendre gentiment.
C’est lui qui a frappé le premier, six heures avant le branle-bas, alors que la plupart des ouvriers civils et des soldats dormaient encore. À ce moment-là, le seul Asservi en alerte était Trajet, qui n’était pas le plus fervent partisan de la Dame.
Pour commencer, une de leurs sortes de vessies a fusé par-dessus les créneaux, comblant l’intervalle encore vide entre la rampe du lieutenant et la muraille. Au moins une centaine de créatures ont jailli du château et sont passées.
Trajet était aux aguets. Il avait senti quelque chose de bizarre dans la forteresse et s’attendait à du vilain. Il a plongé à toute vitesse et largué sur les assaillants sa poussière corrosive.
Bam ! Bam-bam-bam ! Le château l’a canardé comme feu son épouse naguère. Il a louvoyé entre les déflagrations, esquivé le pire, mais essuyé le souffle de chacune ; puis il a décroché en dégageant de la fumée, son tapis détruit.
Les détonations m’ont réveillé. Elles ont réveillé tout le camp, car elles ont éclaté en même temps que les alarmes et les ont couvertes complètement.
J’ai foncé vers l’hôpital et j’ai vu les assaillants dévaler l’escalier de la rampe du lieutenant. Trajet n’en avait arrêté qu’une poignée. Ils étaient nimbés de cette espèce d’aura protectrice que Qu’un-Œil avait déjà eu l’occasion de constater. Ils se sont déployés, cavalant sous une averse de traits décochés par nos hommes de garde. Quelques-uns se sont écroulés, mais peu. Ils ont entrepris d’éteindre toutes les lumières, à mon avis parce qu’ils voyaient mieux dans l’obscurité que nous.
Les hommes galopaient en tous sens, leurs vêtements à la main tandis qu’ils se précipitaient vers l’ennemi ou le fuyaient. Les terrassiers, pris de panique, freinaient beaucoup la riposte de la Compagnie. Plusieurs d’entre eux sont morts sous les coups de nos propres soldats, excédés de les trouver dans leurs jambes.
Le lieutenant s’est frayé un chemin dans ce chaos en braillant ses ordres. D’abord, il a dépêché des équipes sur ses batteries d’engins lourds, les a fait braquer sur l’escalier. Il a envoyé des estafettes partout pour ordonner à tous les balistes, catapultes, mangonneaux et trébuchets de viser la rampe ; Ça m’a laissé perplexe jusqu’au moment où la première créature a rebroussé chemin vers le château, un cadavre sous chaque bras. Une pluie de projectiles s’est abattue sur elle, la déchiquetant complètement, éparpillant les corps et enterrant le tout.
À l’aide de trébuchets, le lieutenant a bombardé l’escalier de jarres d’huile, puis de boules de feu qui l’ont embrasé. Il a continué d’expédier huile et feu. Les servants du château ne s’aventureraient pas à travers les flammes.
Autant pour moi : le lieutenant n’avait pas perdu son temps à faire construire ses machines.
Le gaillard connaissait son affaire. Un pro. Sa préparation et sa riposte fulgurante nous ont sauvés plus qu’aucune réaction de la Dame ou des Asservis cette nuit-là. Il a contenu le front pendant ces quelques minutes cruciales.
Un furieux combat s’est engagé quand les créatures se sont rendu compte que leur retraite était coupée. Elles ont attaqué promptement, ont tenté d’atteindre les machines de guerre. Sur ordre du lieutenant, tous les sous-officiers ont rameuté leurs hommes en masse pour leur barrer le chemin. Il fallait au moins ça. Pas moins de deux hommes pour résister à chacun de ces êtres, de surcroît protégés par leur aura.
Ici ou là, un courageux citoyen de Génépi empoignait une arme abandonnée et se jetait dans la mêlée. La plupart payaient leur bravoure au prix fort, mais leur sacrifice permettait d’enrayer l’avance des créatures vers les engins.
Tout le monde savait que si elles parvenaient à s’échapper en emmenant trop de corps, c’en était fait de nous. Nous nous retrouverions alors bien vite nez à nez avec leur maître en personne.
Des sphères par deux ont commencé à jaillir depuis Duretile, illuminant la nuit de leurs terribles couleurs. Les Asservis ont surgi des ténèbres, le Boiteux et Murmure ont chacun largué un œuf qui mettait le feu à la matière du château. Le Boiteux a esquivé plusieurs tirs de barrage, décrit une ample boucle et posé son tapis près de mon hôpital en contrebas où affluaient déjà les blessés. Il m’a fallu m’y retrancher pour m’atteler au boulot qui me valait ma solde. J’ai fait relever les rabats des tentes en hauteur pour ne rien perdre du spectacle.
Le Boiteux s’est écarté de son coursier des airs et s’est mis à gravir la colline ; dans son poing, une longue épée noire jetait des éclats mauvais à la lueur de la forteresse en feu. Un halo l’enveloppait qui n’était pas sans rappeler l’aura protectrice des créatures. Le sien, toutefois, l’emportait en puissance sur le leur, comme cela s’est avéré quand, se frayant un chemin dans le tumulte, il a engagé le fer. Leurs armes ne pouvaient l’atteindre. La sienne les découpait comme du lard.
Les créatures, à ce moment-là, avaient massacré au moins cinq cents hommes. Des ouvriers pour la plupart, mais la Compagnie avait subi une vilaine saignée elle aussi. Et cette saignée s’est poursuivie même après que le Boiteux est arrivé à la rescousse, car il ne pouvait affronter qu’un adversaire à la fois. Les nôtres cherchaient désormais à occuper l’ennemi en attendant que le Boiteux puisse les rejoindre.
Les créatures ont répliqué en essayant de submerger l’Asservi, non sans un certain succès : elles se sont jetées à quinze ou vingt sur lui et l’ont cloué au sol par leur seul poids. Le lieutenant a temporairement suspendu le tir d’une partie de ses machines pour le braquer sur la pile d’assaillants, qu’il a fini par disloquer, permettant au Boiteux de se relever.
Devant cet échec, un certain nombre de créatures se sont regroupées et ont essayé de forcer le passage vers l’ouest. J’ignore si elles cherchaient à fuir définitivement ou à contourner les défenseurs pour les prendre à revers. La douzaine qui ont réussi la percée se sont retrouvées face à Murmure qui les a aspergées d’une pluie de poussière corrosive. Le nuage a tué cinq ou six ouvriers pour chaque créature du château, mais a brisé net leur élan. Cinq d’entre elles seulement ont survécu.
Devant ces cinq-là, la béance de l’au-delà s’est ouverte, exhalant le souffle glacé de l’infini. Toutes ont péri.
Murmure, simultanément, reprenait de l’altitude. Un roulement continu de déflagrations l’a poursuivie dans le ciel. Bien que meilleur pilote que Trajet, elle ne s’en est pas sortie indemne. Elle est redescendue et a fini par atterrir en catastrophe en aval du château.
Dans la forteresse elle-même, les créatures s’efforçaient avec leurs chats à neuf queues d’éteindre les foyers allumés par les Asservis. L’édifice commençait à prendre pitoyable allure, tant de sa masse était partie en fumée. Adieu la sombre, sinistre majesté de la façade qu’il arborait il y avait quelques semaines. N’en restait plus qu’un gros monticule noir et vitreux, dont il paraissait incroyable que les occupants puissent encore survivre. Pourtant, tel était le cas, et les êtres du château poursuivaient le combat. Une poignée d’entre eux sont sortis sur la rampe et ont fait quelque chose qui a rongé les brandons noirs de l’incendie déclenché par le lieutenant. Toutes les créatures à découvert se sont ruées vers leur repaire, sans oublier de ramasser au moins un cadavre au passage.
Les portes de glace se sont ouvertes à nouveau, déversant leur froidure sur l’escalier. Les ultimes foyers se sont éteints aussitôt. Beaucoup de créatures sont mortes aussi, désagrégées par les projectiles du lieutenant.
Les autres, dans le château, ont recouru à une tactique que je redoutais depuis que j’avais vu Plume se faire abattre. Elles ont dardé leur sortilège, celui qui provoquait des explosions, sur la pente.
Ça n’a pas produit exactement le même effet que les coups de boutoir qui nous avaient poursuivis, le lieutenant, Elmo, Qu’un-Œil et moi, lors de notre fameuse équipée, mais ça y ressemblait beaucoup. Ça ne dégageait ni beaucoup de fumée ni éclairs, mais creusait d’énormes cratères dont le fond était souvent rempli de bouillie sanguinolente.
Et le tout s’est produit si vite, causant un tel choc, que personne n’a vraiment eu le temps de réfléchir. Je crois que même la Compagnie aurait pris ses jambes à son cou si ça s’était prolongé assez pour qu’on ait le temps d’y réfléchir. Mais dans la confusion qui régnait, les hommes se cramponnaient au rôle pour lequel on les avait conditionnés depuis leur arrivée à Génépi. Ils tenaient le terrain et, trop souvent, y mouraient.
Le Boiteux clopinait dans la pente à toute allure comme un poulet en folie, caquetant et pourchassant celles des créatures qui n’avaient pas succombé dans l’escalier. Il en restait une vingtaine, la plupart cernées par des soldats en colère. Certaines ont été tuées par leur propre camp, car ces attroupements faisaient des cibles tentantes pour le sortilège détonant.
Des équipes du château sont apparues sur les remparts pour y installer des engins comme ceux qu’elles avaient déjà tenté d’utiliser. Cette fois, il n’y avait pas d’Asservi dans les airs pour les pilonner à mort. Pas jusqu’à ce que ce cinglé de Trajet arrive en trombe devant l’hôpital, l’air vraiment mal en point, et fauche le tapis du Boiteux.
J’avais toujours eu dans l’idée que les Asservis ne pouvaient pas utiliser les tapis de leurs collègues. À tort, visiblement, car Trajet a décollé et replongé sur le château pour le bombarder de poussière et d’un nouvel œuf incendiaire. Le château l’a encore abattu et, malgré le vacarme, j’ai entendu le Boiteux lui hurler des insultes.
Avez-vous déjà vu un gosse tracer une ligne ? Pas bien droite. Un projectile à la trajectoire aussi hésitante qu’une main d’enfant a dessiné une ligne tremblotante entre Duretile et le château noir. Elle est restée suspendue au ciel comme une corde à linge absurde, frissonnante, d’une vague couleur luminescente. Son extrémité crépitait d’étincelles au contact de l’obsidienne, comme du silex frappant du fer à la puissance mille et produisant une lumière actinique trop puissante pour être supportée à l’œil nu. Tout le versant baignait dans une clarté bleue aveuglante.
J’ai posé mes instruments et je suis sorti observer le phénomène, car en mon for intérieur je savais qu’à l’autre bout de cet arc gribouillé se tenait la Dame, et qu’elle entrait en lice pour la première fois. Elle était l’incontournable, la plus puissante de tous, et si jamais le château pouvait être anéanti, ce ne serait que par elle.
Le lieutenant a dû se laisser distraire. Pendant quelques secondes, ses feux de barrage ont faibli. Une demi-douzaine de créatures se sont précipitées dans l’escalier, chacune avec deux ou trois corps. Une charge de leurs congénères a déboulé à la rencontre du Boiteux, qui s’était lancé éperdument à leurs trousses. À vue de nez, j’ai estimé qu’elles avaient réussi à ramener une douzaine de cadavres. Certains n’avaient peut-être même pas encore complètement rendu l’âme.
L’extrémité du linéament de la Dame en contact avec le château a commencé à l’ébrécher, descellant des morceaux qui irradiaient une lumière crue. De fines crevasses cramoisies se sont ouvertes sur sa façade noire, se ramifiant lentement. Les créatures qui installaient leur engin ont battu en retraite, bientôt relayées par d’autres qui ont tenté de limiter les dégâts de l’assaut. Elles n’ont pas eu de chance. Plusieurs ont été fauchées par les projectiles des batteries du lieutenant.
Le Boiteux a atteint le sommet de l’escalier, s’y est campé et a brandi son épée, silhouette éclairée en contre-jour par le sinistre qui ravageait toujours une partie du château. Un nabot géant, si vous me pardonnez cette contradiction. Plutôt petit de taille, il avait en cet instant quelque chose de grandiose. « Suivez-moi ! » a-t-il tonné, et il s’est lancé à l’assaut sur la rampe.
À mon ébahissement le plus complet, les hommes ont suivi. Par centaines. J’ai vu Elmo et les survivants de son escouade gravir en hâte l’escalier, se lancer à l’attaque et disparaître. Des dizaines de citoyens, les plus intrépides, ont même décidé de prendre part à l’action.
Des bribes de l’histoire de Marron Shed avaient circulé ces derniers temps ; aucun nom n’avait été cité, aucun détail précisé, mais la fortune que Corbeau et lui y avaient acquise avait été amplement exagérée. Manifestement, on avait répandu ces rumeurs en vue du moment où des effectifs considérables seraient indispensables pour réduire le château, à savoir ce moment même. Dans les minutes qui ont suivi, l’appât du gain a poussé plus d’un gueux de la Cothurne dans l’escalier.
Au pied de l’autre flanc du château, Murmure a rejoint l’avant-poste de Qu’un-Œil. Le sorcier et ses hommes étaient, bien entendu, sur le pied de guerre, mais ils n’avaient encore participé à aucun affrontement. Ils avaient laissé en plan le chantier de sape quand on s’était aperçu qu’il n’y avait moyen ni de contourner ni de briser les soubassements du château.
Murmure a apporté un de ses œufs, l’a calé contre la matière d’obsidienne dénudée par la galerie de Qu’un-Œil. Elle a déclenché le brasier qui s’est mis à ronger les fondations de la forteresse.
Ce plan, je l’ai su plus tard, était convenu de longue date. Elle avait dû se livrer à quelques acrobaties aériennes pour pouvoir poser son tapis criblé d’impacts près de Qu’un-Œil et réaliser ainsi cet objectif.
Voyant que l’attaque massive investissait le château, que la Dame fracassait les remparts délaissés, que les incendies prenaient une ampleur incontrôlée, j’ai estimé la bataille gagnée, et je me suis dit que tout était terminé sauf les pleurs. Je suis retourné dans mon hôpital pour me remettre à inciser et suturer, poser des attelles et secouer la tête devant ceux pour qui je ne pouvais plus rien. Oh, comme j’aurais souhaité avoir Qu’un-Œil à mon côté ! Il m’avait toujours aidé comme assistant, il me manquait. Non que je veuille dénigrer la compétence de Poches, mais il n’avait pas le talent du petit sorcier. Plus d’une fois, avec l’aide d’un peu de magie, Qu’un-Œil était parvenu à sauver un cas désespéré.
Un cri de joie suivi d’un hurlement m’a averti du retour de Trajet qui, réchappé de son dernier atterrissage en catastrophe, repartait une fois de plus à l’assaut de l’ennemi. Et non loin derrière sont arrivés les hommes de la Compagnie jusqu’alors postés dans la Cothurne. Le lieutenant est venu à la rencontre de Candi et l’a dissuadé de se précipiter sur la rampe. Au contraire, il a fait quadriller le périmètre et rassembler les ouvriers encore présents. Il a donné l’ordre de reconstruire ce qui pouvait l’être.
L’arme détonante continuait ses tirs sporadiques. Mais avec de moins en moins de puissance. Le lieutenant pestait bruyamment contre le manque de tapis pour aller larguer des œufs incendiaires.
Pourtant il en subsistait un. Celui de la Dame. Et j’étais persuadé que la situation ne lui échappait pas. Mais elle n’abandonnait pas sa corde de lumière fulgurante. Sans doute une priorité, de son point de vue.
Au bout de la galerie, le feu rongeait les fondations du château. Une brèche s’y est peu à peu ouverte. Qu’un-Œil a rapporté que ces flammes dégageaient très peu de chaleur. Quand Murmure a jugé le moment opportun, elle a mené ses troupes dans la forteresse.
Qu’un-Œil prétend avoir hésité à suivre le mouvement, mais un mauvais pressentiment le tenaillait. Il a regardé la phalange s’élancer, ouvriers compris, puis a contourné le château pour venir de notre côté. Il m’a rejoint à l’hôpital et m’a informé tout en travaillant.
Peu après son arrivée, l’arrière du château noir s’est effondré. La terre a tremblé. Un grondement prolongé s’est répercuté le long des centaines de mètres de la pente. Très impressionnant mais peu efficace en termes de résultat. Apparemment, ça n’a pas dérangé les créatures du château pour un sou.
Des pans de la muraille frontale s’éboulaient aussi, laminées par les efforts incessants de la Dame.
Des soldats de la Compagnie continuaient d’affluer, flanqués d’escouades de la garde ducale mortes de peur, et même de Veilleurs affublés d’équipements de combat. Le lieutenant les a intégrés à ses rangs. Il n’a autorisé personne à entrer dans le château.
En émanaient d’étranges lueurs, des incandescences, tout un fracas émaillé de hurlements féroces accompagnés d’une terrible, abominable puanteur. J’ignore ce qu’il s’y passait. Je ne le saurai peut-être jamais. Il paraît que presque personne n’en est sorti.
Un étrange gémissement, rauque et sourd, presque inaudible, s’est mis à sourdre. J’en ai eu froid dans le dos avant même d’en prendre véritablement conscience. Il a grimpé dans les aigus avec une extrême et lente régularité ; son volume sonore, en revanche s’est amplifié rapidement. Il a bientôt fait trembler tout le sommet de la colline. Il montait de partout à la fois. Au bout d’un moment, il m’a semblé que ces sons produisaient du sens, comme s’il s’agissait de paroles extrêmement ralenties. J’ai distingué comme des séquences, comme des mots étirés sur plusieurs minutes.
Une pensée m’est venue en tête. Obnubilante. Le Dominateur. Il sortait.
L’espace d’un instant, j’ai eu l’impression de déchiffrer ces mots ; « Ardath, espèce de chienne. » Mais cette impression s’est vite dissipée, chassée par la peur.
Gobelin s’est pointé dans l’hôpital, nous a cherchés et trouvés du regard, a paru soulagé de voir Qu’un-Œil. Il n’a pas soufflé mot et je n’ai pas eu le temps de lui demander comment la bataille se déroulait pour lui. Avec un geste d’au revoir, il est reparti dans la nuit.
Silence a surgi quelques minutes plus tard, l’air sinistre. Silence, le complice de mon savoir coupable, que je n’avais pas vu depuis plus d’un an, que j’avais manqué lors de ma visite à Duretile. Il paraissait plus grand, plus maigre et blême que jamais. Il m’a adressé un hochement de tête et s’est mis à discourir à toute allure en langage des signes : Il y a un navire au port arborant une bannière rouge. Allez-y tout de suite.
« Quoi ? »
Filez immédiatement jusqu’au navire à la bannière rouge. Ne vous arrêtez que pour passer la consigne aux briscards de la Compagnie. Ordres du capitaine. Vous n’avez pas le choix.
« Qu’un-Œil…
— J’ai pigé, Toubib. Hé ! Silence ! Qu’est-ce qui se trame ? »
Par signes, Silence a répondu : Bisbille en perspective avec les Asservis. Le navire appareille pour Vydromel, d’où il faudra leur fausser définitivement compagnie. Ceux qui en savent trop doivent disparaître. Grouille. On ne rassemble que les anciens et on file.
D’anciens, il y en avait peu dans le secteur. Qu’un-Œil et moi avons pris nos cliques et nos claques et rameuté tous ceux que nous avons croisés en chemin. Un quart d’heure plus tard, notre troupe filait vers le pont du port, tous autant que nous étions un peu déboussolés. Je ne pouvais me retenir de jeter des coups d’œil derrière moi. Elmo se trouvait dans le château. Elmo, mon meilleur ami. Elmo, qui allait peut-être tomber entre les griffes des Asservis.